STIGMA

Jalila Baccar

Extrait. Texte original original en dialecte tunisien - Traduction française par  Fadhel Jaïbi

Cette pièce de théâtre est une nouvelle création qui a été produite par L’Art Rue pour Dream City 2023. 






Mahmoud Darwich se demande dans sa Chronique d’une tristesse ordinaire : 

« Qu'est-ce que la patrie ? » 

« Est-ce l'endroit où je suis né ? » 

« Est-ce l'endroit où je mourrai ? » 

« Qu'est-ce que la patrie ? » 

Et de répondre : 

« Conserver sa mémoire : c'est cela la patrie. » 

…   


Nabiha :  

La première fois où je l’ai vu, c'était à l'hôpital le 1er octobre 1985, le jour où les sionistes ont bombardé les Palestinien∙n∙es à Hammam Chott.  

C’était un mardi, je m’en souviens… 

Mon père et moi sommes arrivés au même moment que les premiers blessés.  

Les morts ont été acheminés vers l’hôpital Charles Nicole.  

Moi, je suis aide-soignante, depuis 1969 et je connais bien mon métier.  

J’étais habituée aux blessures, au sang, à la souffrance des patient∙e∙s, à leurs plaintes… 

 Mais ce jour-là, ça a été un chambardement total.  

...

Je l’ai vu assis sur un fauteuil roulant, l’avant-bras gauche immobilisé, le visage lavé et les traits visibles. 

Il me sourit et me dit : « Quel est ton nom ? » 

 Nabiha.  

 Nabiha ?  

 Oui, Nabiha. Et toi ? 

 Salem.  

 Salem ! (littéralement « sain » ). Que tu sois toujours sain, Salem !  

 

« Comment vas-tu Nabiha ? » 

« Moi, ça va ! et toi ? » 

Il me montre son bras amputé : 

« Un peuple dispersé…  une famille dispersée…  et un corps dispersé…  

C’est mon destin, un corps dispersé entre les pays :  

L’index à Amman…  

Le majeur à Beyrouth…  

Et l’avant-bras à Tunis » 

Je fondis en larmes 

 

La narratrice : 

Et puis plus rien. 

Des mois sans nouvelles. 

Mais Nabiha a commencé à s’intéresser aux « Nouvelles » et à suivre l'actualité. 

Elle achète un cahier et harcelle sa sœur de questions. 

Elle voulait tout savoir sur la Palestine.  

Et Najwa lui fait un cours d’Histoire :  

Commençant par la Déclaration de Balfour, jusqu'à l'arrivée des Palestiniens de Beyrouth à Bizerte en septembre 1982  

La Nakba de 1948, l'exode, les camps de réfugié∙e∙s, les colonies  

Le discours de Bourguiba à Ariha en 1965  

La guerre de 1967 

Septembre noir en Jordanie 

La guerre civile au Liban  

L'invasion, le massacre de Sabra et Chatila. 

Nabiha écoutait, posait des questions, pleurait et prenait des notes.  

Jusqu'à ce qu’éclate la première Intifada en décembre 1987 dans le camp de réfugié∙e∙s de Jabalia à Gaza.  

Nabiha achète le drapeau palestinien et descend dans la rue avec Najwa pour manifester et soutenir le peuple palestinien. 


Nabiha : 

C'était la première fois que je me sentais en extase.  

Moi, Nabiha, fille de Sadok l'infirmier, protestant dans la rue, le drapeau palestinien dans une main et le drapeau tunisien dans l'autre criant et hurlant : « La Palestine est arabe ! »  

Ce que j’ai vécu ce jour-là, jamais je n'aurais pu l’imaginer. 

 

Et un jour du mois de juin, George m’appelle.  

Il me dit que Salem est malade. 

Il avait une bronchite assez grave surtout pour un asthmatique comme lui. 

Il me demande si je pouvais venir lui faire des piqûres. 

« Bien sûr que oui ! » 

Je me suis sentie follement heureuse.  

Le gars est malade et moi je suis heureuse ! ? 

Que m’arrive-t-il ? 


La narratrice :  

Elle y alla le jour même. 

Pendant une semaine, elle arrivait tôt le matin et ne repartait qu’au retour de Georges. 

Elle retrouvait Salem assis dans son lit. 

Dès qu'elle entrait, il se mettait à parler sans arrêt. 

Salem est né en 1944, à Majd al Kroum, en Galilée au nord de la Palestine. 

Il disait, avec insistance  : « Nous ne voulions pas partir, mais ils nous ont forcés en janvier 1949. » 

Ils les ont entassé∙e∙s dans des engins militaires, et les ont éloigné∙e∙s de La Galilée. Iels ont marché jusqu'à Naplouse où iels ont passé l’hiver dans un camp de réfugié∙e∙s.  

Au printemps, iels ont été transféré∙e∙s en bus de Naplouse à la frontière libanaise. 

Iels ont continué à pied jusqu’à Saïda où iels sont arrivé∙e∙s en avril 1949 par un jour pluvieux. 


Nabiha :  

Parfois, je lui posais des questions simples comme « Comment es-tu rentré en Palestine ? » 

Il m’a répondu : « Pendant l'été 1951, un avocat très important du nom de… » 

Je l’ai oublié.  

Cet avocat avait réussi à ramener de nombreuses familles dans leurs village, y compris la famille de Salem. 

Il me disait, ému :

« C'était en 1951, mais aujourd'hui, en 1988, aucun avocat, ou tribunal de l’Entité sioniste ou du monde arabe ou même du monde qui se prétend libre, démocratique et défenseur des droits humains, ne pourraient me permettre de rentrer chez moi à Majd Al Kroum et de revoir ma sœur.  

Elle me manque... elle me manque tellement ! » 

Et il s'est effondré en larmes.  

Jamais je ne l'avais vu pleurer autant. 

...

 

La narratrice :  

C’était la première fois qu’il lui parlait de Majda, sa sœur :  

« Majda, la gardienne de Majd al Kroum  et de la Karma qui ne périra jamais. » 

Nabiha pensait que Karma était un figuier.  

Il lui explique que Karma est une variété de raisin. 

En 1949, il avait 5 ans et elle 2 ans.  

Lorsqu’iels avaient quitté le village, elle dormait à côté de sa grand-mère.  

Quand iels sont enfin rentré∙e∙s en 1951, elle se réveillait au milieu de la nuit, se mettait à son chevet et le regardait jusqu’au lever du jour. 

Et quand il voulait savoir pourquoi elle le faisait, elle répondait qu’elle avait peur de dormir et de ne trouver personne le matin. 

Il lui promit de ne jamais la quitter. 

Quand leur mère mourut et que leur père se remaria, iels sont resté∙e∙s vivre chez leurs grands-parents.  

Lorsqu'il allait à l'école, elle l'attendait devant la porte jusqu'à ce qu'il revienne et lorsqu’il a terminé ses études secondaires, elle lui dit de ne pas aller à leurs universités. 

Il partit en Égypte. Il voulut l'emmener avec lui mais elle refusa fermement. 

« Je ne bougerai pas d’ici, jamais je ne leur laisserai la Karma plantée par ma mère et ils ne goûteront jamais à ses fruits ! » 

Il lui promit de revenir et il n’est jamais revenu. 


...





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