À la recherche d'Aïda
Jalila Baccar
Texte original an arabe – Traduction française par Fadhel Jaïbi
En 2023 et 2024, L’Art Rue a organisé des lectures publiques de ce texte publié en 2002 qui reste évidemment d’une grande actualité. Nous publions ici un extrait du texte avec l’autorisation de l’auteure Jalila Baccar, une artiste avec laquelle L’Art Rue a travaillé à différents titres, notamment pour soutenir une nouvelle création pour Dream City 2023.
LA MÉMOIRE Aïda...
Images lancinantes qui défilent
Odeurs persistantes qui se faufilent
Voix qui s’élèvent, se bousculent
Couleurs, sensations, émotions qui pullulent.
Impossible de les arrêter, de les effacer, de les oublier.
Sans cesse et sans prévenir, elles surviennent...
Reviennent, insistantes, récurrentes...
En dépit de nous,
Malgré tout
Quel âge avais-tu déjà… en ce jour d’avril 1948 ?
Trois ans, pas plus.
Que faisais-tu, tu t’en souviens ?
Tu jouais, insouciante avec une poupée ?
Tu dansais, gambadais, riais ? …
Ignorant tout de la Tragédie qui se tramait
Autour de toi ?
Tu te souviens de tout cela, n’est-ce pas ?
JE SAIS que tu t’en souviens, Aïda.
Et puis tu vois ta mère-grand
Plongeant longuement son regard humide
sur ton visage innocent
Puis la voilà te prenant par la main...
Et t’invitant doucement à la suivre...
Elle t’entraîne vers une première chambre...
Et te demande de fermer les yeux...
Tu les fermes et elle t’ordonne de bien respirer...
De bien te remplir les poumons des odeurs familières...
Pesante senteur de marine humidité
Légers parfums de fleurs d’oranger...
Puis elle t’ordonne d’ouvrir les yeux...
« Regarde » te dit-elle...
« Contemple bien le plafond et les murs...
Les rideaux et les couvertures
Les meubles et les bibelots
Les tapis et les photos
Regarde bien mon enfant, enregistre tout,
Et n’oublie rien surtout... »
Puis elle te prend par la main
Et te promène dans les chambres, une à une...
Elle t’accompagne enfin dans le jardin
Votre beau jardin planté de citronniers et d’orangers.
Et puis doucement, elle te souffle dans l’oreille
De bien te remplir les narines et les bronches
De la saline odeur de la mer
Mêlée aux divines senteurs des fleurs d’oranger...
Tout cela te ramènera toujours à JAFFA
Où que tu ailles, mon enfant …
Contemple bien notre maison... et remplis-toi d’elle...
POUR LA DERNIÈRE FOIS...
Surtout n’oublie jamais ... jamais... jamais
NOTRE DEMEURE EST EN PIERRE DU PAYS
ET SON TOIT EN TUILES D’ICI...
Puis elle ferme lentement la porte
Et tourne la clé...
Et à ta maman elle la remet.
Ce fut bien la dernière fois
Que tu voyais votre maison
Dans le vieux quartier « AL RACHID » à JAFFA
En ce jour d’avril 1948
Épilogue
Elle crie
ÀÏDA !.. ÀÏDA !...
te voilà, enfin
Je t’ai vue, AÏDA
Enfin, je t’ai retrouvée
Au chevet d’un siècle agonisant
Je t'ai entendue, l’apostrophant
Maintenant que tu touches à la fin
Vas-tu nous rendre justice, enfin ?
Il le faut, très vite, maintenant
Sinon l’étincelle déclenchera un feu si incandescent
Si intense, si brûlant
Que personne ni rien ne pourra plus l’éteindre
Finie désormais l’épopée des pierres
Je t’ai vue, AÏDA, ma fière
Au milieu des jeunes recrues mobilisées
Distribuant munitions et fusils
Je t’ai aperçue au milieu des blessés saignants
Prodiguant soins et encouragements
Je t’ai revue sauvant des balles
Un gamin lanceur de pierres
Je t’ai vue consoler la mère d’Al Dorra
L’enfant perle, assassiné
Je t’ai vue au visage des soldats qui hurlaient
Parce qu’ils ont osé
La Maison d’Orient profanée
Je t’ai encore reconnue parmi tes gens
Ceux à qui on a ravagé terres et détruit maisons
Arraché oliveraies et arbres fruitiers
Je t’ai aperçue assiégée derrière les barrières
D’un bout de terre
D’un morceau de frontière
Décidés, imposés par l’Arbitraire
Je t’ai vue enfin grand-mère
Debout, sous le déluge des bombes et des balles meurtrières
Tenant par la main ta petite fille,
La fille de JAFFA, lui servant de bouclier en chair
Et lui contant, en dépit du vacarme et des cris
L’histoire de cette maison en pierres bâtie
Dont on prétend qu’elle avait disparu, engloutie
Je t’entends lui intimant
de clore les yeux et de ne sentir, ni voir
Que ce que tu lui décris… et d’y croire
Chambres, objets, saveurs
Couleurs, formes, odeurs
La fragile lueur de l’aube naissante
À travers les rideaux et les fentes
Et la douce obscurité de la nuit tombante
Traversée par une lune éblouissante
Lascive, étalée sur les coussins
Puis tu lui décris, délicat et suave
Le goût unique des mets sucrés
Par ta grand-mère jadis préparés
Et lui rappelle les douces mélodies élevées
De la soyeuse gorge de la mère
Puis lui murmure enfin une prière
Oublie
Oublie, petite, un instant
L'âcre odeur de la poudre et le tonnerre des canons
Et inspire, inspire à pleins poumons
De la mère la brise parfumée
Mêlée aux parfums des fleurs d’oranges
De votre verger
C’est l’unique, l’incomparable senteur
de JAFFA, ton bonheur
N’aie nulle crainte ma chérie
Nous la reverrons un jour
C’est promis
Puis je te vois, AÏDA je te vois lever la tête
Me fixer de tes yeux meurtris
et me lancer
Moi, je suis seule avec les miens
Où es-tu, toi, que je cherche en vain
Est-ce avec des larmes
Que nous libérerons nos terres
Est-ce avec des rêves et des imprécations
Des poèmes et des chants
Que nous empêcherons
L’assassinat de nos enfants ?
Qu’as-tu fait ?
Où es-tu, toi, qui m’as autrefois scandé
“ Où êtes-vous mes amis passés ?
Qu’êtes-vous mes frères devenus ?
Pourquoi votre voix s’est-elle tue ?
Pourquoi avoir colère bu ?
Pourquoi avoir échine courbée ?
Pourquoi avoir bras baissés
Et pourquoi avoir tout espoir immolé ? ”
Confuse et perplexe, tu me vois balbutier
Que faire ?
Ma main tendue, on l’a coupée
Mon sang donné, on l’a déversé
Ma voie élevée, on l’a étouffée
Dans le vacarme assourdissant
De leurs discours lénifiants
Alors, à compter les mots je me suis résolue
Et à lutter contre l’oubli je me suis tenue
Je reconnais AÏDA qu’on a fait de toi
L’héroïne
D’un feuilleton télévisé
Je reconnais et j’avoue…
Mais que faire pour aller jusqu’au bout ?
Quelle ruse déployer pour parvenir jusqu’à toi
Comment oublier mes peurs, à moi
Et surmonter mes lâchetés à la fois
Comment supporter ma proposée ou propre vie
Après la disparition de mes proches et de mes amis
Comment défier la mort comme tu la défies ?
AÏDA, ô ma douce amoureuse de la vie
Ne te détourne pas de moi, je t’en supplie
Et ne désespère pas
Car tu es mon guide, et mon unique étoile
Surtout aujourd’hui où le ciel se voile
Et la terre, secouée, tremble comme jamais
Sous les bottes d’un ennemi cynique, arrogant et borné
Par la colère aveuglé
Car enfin entre les yeux il vient d’être frappé
Il hurle, éructe et menace
Tous ceux qui tiennent bon et font face
Et promet, l’imbécile
Un minable bout de terre à ceux qui se montreront dociles
Et fermeront à jamais leur gueule
Mais tu ne te tairas pas, AÏDA
Tu ne te tairas jamais
Tu veux JAFFA
Rien d’autre que JAFFA
Et tu retourneras à JAFFA
Silence
On t’a exiIée... abandonnée...
Laissé tomber... fait semblant de t’oublier...
Sous prétexte que tu n’existes pas que tu n’es de nulle part
Et que tu n’as AUCUN DROIT... De retourner un jour CHEZ TOI... NON... ÀÏDA
ON n’a aucun droit sur toi.
Je sais que tu y crois…
Je le sais
Je sais que tu n'y renonceras pas.
Que tu n’y renonceras jamais
Ta maison est à toi
Et tu en as la clé.
La clé est avec toi
Et n’oublie jamais AÏDA…
VOTRE MAISON EST EN PIERRE
ET EN TUILES ROUGES SON TOIT
Et tout autour
Depuis toujours
Le beau jardin ensoleillé
Où fleurissent les citronniers et les orangers...
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