Tunis tes ...
Milène Tournier
[Texte original]
Milène a travaillé avec la performance Lines, une nouvelle création de Dream City 2023.
Tunis, tes...
Tunis ton isthme dès l’Antiquité et Tunis encore aujourd’hui.
Ta langue et tes lagunes.
Tes vendeurs, tes matelas debout et tes tapis roulés.
Ta vieille belle Carthage, et tes jeunes chats partout.
Tes collines et le bord de ta mer.
Tes parages de sicilienne ta parenté libyenne et tes taxis qui vont jusqu’en Algérie.
Ton commerce dont tu te fais une paix.
Tes berges et tes ambassades.
Et ton souk même l’hiver quand là-bas Marsa la mer est grise.
Tes matins qui commencent tôt.
Tunis tes babouches, babouche aussi mon cœur, laisse-lui ses chevilles nues.
Et à mes mains tes maroquineries les plus choisies.
Ton port et ton échangeur.
Ton trafic fou, d’avenue de Tunis à celle de Salambo.
Ta capitale éponyme.
Tes histoires de mille et un matins.
Tes mosquées et tes imprimeries.
Tes heures qui sont en retard.
Tunis et tes écoles privées.
Ta médina où je ne sais pas marcher.
Tes chocolats chauds en velours et tes chocolats au lait en lait
Tes synagogues en coude à coude de minarets.
Tes vrais fruits entiers. Ta betterave pas sous vide.
Ta cucina, tes merguez et tes moutons. Tes pâtes et ton couscous.
Ton tourisme et tes photos à faux chameau.
Tes chiens de plage sont debout-assis-couché.
Tes mobylettes et tes remorques.
Tes artisans, tes ingénieurs, tes épiciers.
Tes experts et tes expatriés.
Ton œuf dans la brick.
Ta vue sur mer et montagne.
Tunis ta mentalité.
Tunis ton raccourci vers le Canada.
Tunis d’où partent aussi tes migrants, Tunis d’où s’enfuient ceux qui y sont arrivés.
Tunis l’été, bled Méditerranée.
Tes détritus qui brillent le soir.
Tes petits soudeurs qui se brûlent les doigts.
Tunis, Marseille et Nice là-bas.
Tes palais à réparer.
Tes Bolt et tes quartiers, les morceaux d’une seule pomme.
Ton lac zéro le début des boussoles.
Tes garçons qui dansent.
Tes cages et tes oiseaux.
Tes enfants harcelés.
Ta viande sang tout sucé.
Tes dinars, ta crise et tes omelettes en guise de mouton.
Tes manies d’ottomane et ton arabe qui chante en italien.
Tes lèvres de poésie berbère, ton rap.
Tes hanches qui s’arrachent à ta colonne.
Tes toits plats, tes paraboles, la lune en compagnie d’étoiles, les antennes aux oiseaux.
Tes maisons trouées, tes vérandas et tes patios.
Tes sweats pendus comme dattes.
Tes jeans raides comme des palmiers.
Ta rue du regard et de l’hiver.
Et tes impasses de gérant.
Tes portes jaunes, et tes baskets fluo.
Tes passoires empilées.
Tes déchets sur place et tes carcasses.
Tunis, ta ville pincée dans ses deux lacs
Tes maisons humides.
Ta pluie, ton eau qui ne part pas.
Tes musiciens marchands qui jouent leur instrument sans le décrocher du mur, mais invitent à la banquette.
Tunis, où l’un vend la même chose que l’autre, en face de l’autre.
Tes villages à rave, en bord de plage.
Tes hommes qui se chuchotent des choses à l’oreille.
Tes hommes émus, tes amitiés de café, tes garçons qui chantent et dansent.
Ton Égypte Hollywoodienne.
Ton ministère de l’intérieur qui fend la circulation.
Ton armée face à l’amour, tes chars d’I Love Tunis.
Tes gays et tes lesbiennes et ta législation.
Tunis tes écoles d’aveugles, pour soit standardiste soit kiné.
Tes mains de fatma aux cous.
Ton papier toilette qu’on nous donne à la main.
Tunis et ton Europe tout près.
Tes fontaines vides où déposer l’encens.
Tes cafés enfumés.
Ton indépendance et ta révolution.
Tes administrations de veille pour le lendemain.
Tes poules au pied des enfants sur les photos.
Tes quatre sucres en sachets dans la sous-tasse pour un café.
Tes mères et tes filles par la main.
Tes murs décrépis qui font des atlas d’avant Pangée.
Tes appels à prier, à la foi encore plus encore qu’à dieu.
Tes routes trottoirs.
Tes bananes en sachets bleus.
Ta médina entortillée et ailleurs tes rues droites, qui se coupent les unes les autres la parole.
Tes rails à traverser au sortir du TGM.
Ton Le Passage le soir, les policiers qui escortent les touristes.
Ton commissariat, et tes interrogatoires, menottes et bâillons, humiliation sous le bureau.
Tes cousins qui escaladent la médina en fauteuil roulant.
Et ta télévision publique ton bénévolat de langue des signes.
Tes baguettes farcies pour sandwich français.
Tes unijambistes qui découpent la deuxième manche de leur jean et à qui le vendeur offre du thé.
Tes voitures sur nos orteils.
Tes bouquets de luzerne tronquée et ta misère pourpre.
Tes chats épiciers roulés l’après-midi sur les bacs à glace.
Tes doigts qui zigzaguent leur pin sur des Huawei.
Tes vendeurs du marché avec sur leur stand des bandes-son de marché, pour avec bruit de foule
Attirer foule, et s’éviter la grande harangue.
Tes tags aux murs ou parfois directement sur le cactus.
Ta beauté fêlée, tes mosaïques.
Tes grands vieux palais, trop lourds pour leurs héritiers.
Tes murs grecs et blancs où s’accoudent nos ombres.
Ton TGM qui enjambe le lac et suit tes pêcheurs canne entre les pierres.
Tes moustaches dans les joues des hommes, balustrade par-dessus leurs lèvres.
Ta géométrie de petite école, en arabe, et au lycée, soudain, des mots différents pour les mêmes formes, ta même géométrie dans une deuxième langue.
Tes toits plats, ton soleil immense et tes rares cadrans solaires.
Tes bougainvilliers, tes bidonvilles et tes fruits secs.
Tes garçons qui crachent et chantent.
Tes piñatas de tête de mouton avec encore leur sourire et leurs dents.
Ton pain dur aux portes dans une poche plastique et qui fera les miettes des poules.
Tes rendez-vous pour une heure après l’heure du rendez-vous.
Tes combats de béliers, cornes enroulées, et parfois le champion est une championne.
J'ai laissé Tunis entre ses arbres.
Ses palmiers qui donneront des attrape-rêves de dattes, à suspendre au marché.
J'ai préféré aux gandouras au col doré, et au demi-cuir des babouches le noyau d'une datte, que j'ai, par mégarde, avalé.
Si la mémoire c'est des souvenirs dans la gorge.
J'ai laissé Tunis à son eau empaquetée, Safia ou Sabrine.
J'ai quitté les débrouilles, lesté par poids d'eau, à leurs coins inférieurs, les banderoles et les drapeaux pendus aux balcons.
Le soleil était revenu, les parapluies vassaux échoués du vent faisaient au sol dentelles de mariée.
Méditerranée franchie. Garage universel, les voitures réparées capot ouvert, sur le trottoir.
J'ai échangé la poésie, cette traduction officieuse, contre un noyau.
Noyau : l'otage ou l'intrus ou l'enfant fou du fruit.
J'ai échangé la pupille, cette discrète imprimerie immédiate, qui change de langue au milieu de la page, pour un noyau.
Mon iris moins rond, en amande, pour mieux voir s'effiler et peu à peu disparaître les choses.
J'ai regardé les vigies ensoleillées des chats au coin des bacs à glace alimentaire, et leurs chutes
qui les remet sur leurs quatre pattes, comme dans la traduction la langue bascule provisoirement d'équilibre.
J’ai regardé les chats filer devant les roues jaunes des taxibus.
J'ai quitté le bleu.
Et les solennités ébouriffées des palmiers, au pied des grands bâtiments officiels et les squats des chiens de gouttière, sauvages.
Il faisait février chaud, les gardiens sortaient plutôt une chaise devant leur guérite.
J'ai quitté l'arbre côtier, réjouissance touristique, et ses feuilles en plumes échevelées, qui partageait sa gloire d'oasis avec les cactus, à qui il concédait les bacs se gardant, lui,
la fierté d'encadrer les avenues larges, orgueil ç la fois de palmeraies et de Champs-Élysées.
J'ai escaladé des yeux le tronc peu à peu bouffi des palmiers, jusqu'au feu d'artifice au sommet.
Les écorces sèches faisaient au sol des maroquineries, des selles de cheval sans croupe.
J'ai marché entre les voitures habituées à éviter des piétons, leur traversée borgne, cartons sur l'épaule.
Les flaques mélangeaient au sol le ciel au fuseau des branches, comme main doigts écartés.
J'ai quitté les blenders brassant bananes et dattes dans un jus où montent dans la paille menus morceaux bruns à chiquer, et j'ai quitté les presse-oranges, les agrumes amoncelées dans leur
devanture de chariot.
J’ai vu le chaton raide à la fois de sa mort et du soleil, sur un bord de fenêtre.
J'ai quitté Tunis, ses palmiers, marguerites élancées.
Méditerranée franchie, garage universel, comme deux corps différents auront la même ombre.
J'ai marché une dernière fois dans l'ombre alternée des palmiers, avant le retour aux bouleaux, aux platanes.
Je suis restée une minute devant les jumeaux de la médina, chat roux, chat brun, enroulés,
et les chats connaissaient mieux l'amour que moi.
S'il suffit, pour donner l'horizon à une impasse, d'y être à deux, comme grassement border boulevard de palmiers.
J'ai marché dans la médina, son entrelacs de rues sans palmier.
J'ai marché et vu les cours à chats, avec une poule.
Les mobylettes, bicyclettes de village.
J'ai regardé les anciennes peintures des reines un peu sahariennes, mouche aux joues,
boucles aux lobes, et foulard noué en diadème.
J'ai quitté les minarets que j'appelais encore clochers, les toits plats et les paraboles, les toits si plats qu'on aurait parfois dit, à cause de mon œil occidental, des maisons coupées.
Notre regard, l'oripeau qui nous cache les choses.
J'ai quitté les amoureux sous le porche, comme deux oiseaux et les pétanques des jarres, arrondies l'une contre l'autre.
J’ai quitté le bec long des narguilés, comme flûtes souples.
J'ai quitté les murs et sols en mosaïques, antiquité bigarrée.
J'ai quitté le sens fou des couleurs, le sens de la bonté, de pendre à sa poignée bouquet sec de bouteilles vides, que plus pauvre que soi collectera pour gagner dinar gratuit.
J’ai quitté les palmiers de Central Park et les arbres parisiens, coloniaux, de Lafayette.
Et les deux arbres, somptueux centenaires, de la Place de la Monnaie.
Si l'on est lune qui cherchons l'autre, j'ai marché, ici Tunis comme Paris
J’ai regardé s'enfuir les palmiers et prié l'avion de mâcher mon ventre — à mon tour, être du ciel le noyau.
J'ai poursuivi mon rêve à pied, dans la médina.
Comme, dans un rêve, on pense croiser un chat, et c'est un homme, qui s'avance.
Le rêve me prenait les yeux, comme quelqu'un revenant de courses a deux sacs au bout des mains.
Je suivais mon propre rêve.
Comme un homme en voit passer un autre avec une charrette trop lourde, alors l'homme arrête une seconde ce qu'il faisait, pour pousser la charrette que l'autre tire, sur quelques mètres — et l'homme
reprend ce qu'il faisait.
Le jour se levait dans mon rêve, comme le marchand d'abayas soulève matin la bâche plastique de ses mannequins.
Et je me mettais en marche.
Je rêvais qu'à peine le jour levé, je sortais d'une maison, pour marcher.
C'était « une » maison, dans mon rêve - pas la, la maison.
Je sortais d'une maison mais toutes les portes étaient LA PORTE - pas une.
Comme, dans le rêve, des signes sans leur sol. La Joconde en l'air.
La porte-chaise — qui garde mais interdit la pièce dans son dos — la porte n'attend pas pour s'ouvrir une personne en particulier, mais un moment, que soudain ce soit : le moment.
Je marchais et je découvrais mon rêve au fur et à mesure et le rêve avait pris la place et les contours du ciel et du sol.
La porte braille, à lire des mains — comme certains sourds savent lire la bouche.
J'ai vu dans mon rêve la mosquée choisir et arquer des poutres pour ses fidèles volatiles — pas comme à Paris, les cathédrales hérissées de gargouilles et sur les gargouilles des pics à pigeons, qui font mal aux pigeons, et mal aux gargouilles.
Parfois, entre deux portes, mon rêve prévoyait une banquette, directement collée au mur, comme clouée juste avant mon passage et je savais : c'était le moment de m'asseoir.
Je marchais dans mon rêve comme des yeux ouverts, sous des paupières closes.
La porte jaune.
Et je ne savais pas ce que la porte voulait dire, mais je savais très fort que cette porte était : LA PORTE JAUNE.
Et que j'allais devoir passer.
Si, dans un rêve, chaque porte est, déjà, un château.
Je vivais mon rêve, comme croire écrire matin une chose qu'en fait on a lue la veille.
Et mon rêve me voyait passer.
Mon rêve, comme un grand photographe, était prêt et me regardait passer. Et je pouvais voir les yeux jaunes de mon rêve, comme deux flash précis, qui feront une photo noire.
J'avais compris maintenant : ce n'était pas moi qui découvrais mon rêve mais lui qui se bâtissait au fur et à mesure de mes pas. Et comme la banquette clouée au mur, les portes tombaient devant moi
juste avant que j'arrive devant elles.
La porte en forme du monument dont elle est la porte.
J'étais dans mon rêve comme qui regarde une pièce de l'extérieur, par la fenêtre mais j'étais en même temps l'homme derrière la porte, que je regarde, et dont les genoux dépassent.
La porte qui cache une pièce plus petite que sa porte, avec dedans mille instruments.
Et puis je filais. Mais tous les quelques pas me retournais pour vérifier : la nuit en train de me suivre.
Bientôt le jour se coucherait dans mon rêve, comme le marchand décroche à la perche les manteaux et les chariots à commissions qu'il a les matins pincés en hauteur.
Et quand la nuit se coucherait sur mon rêve, le jour se lèverait sur la terre.
Et je marcherais.
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