Du jour au lendemain, devenir apatride !
Iyad Alasttal
[Texte original]
Ce texte a été commissionné pour cette édition de la ZAT. Iyad Alasttal a participé au programme All Around Culture de l’Art Rue.
Pour ceux de ma génération – et donc pour moi – il était difficile d'imaginer ce qui s'était passé avec nos parents et grands-parents en 1948 : comment ont-ils été déracinés et arrachés de leur terre ? Comment et pourquoi ont-ils eu l'idée de partir de chez eux ?
Parfois, pour répondre à toutes ces interrogations, je me suis autorisé à penser que peut-être ils n'étaient pas assez courageux pour se défendre ; d’autres fois je me disais qu'ils avaient aussi été abandonnés par leurs voisins arabes… Et cette histoire qui se répète ! Le sentiment d'avoir été abandonnés par les pays arabes : aucun d’eux ne veut de nous – ni aucun autre pays d’ailleurs ! Nous voyons comment un pays voisin n’est même pas capable d’ouvrir ses propres frontières pour faire entrer les camions de vivres et de médicaments pour le peuple de Gaza qui meurt de faim et du manque de soins. Mais peut-être qu'ils ne veulent tout simplement pas.
C'est difficile pour moi de croire, de réaliser à quel point ma vie a basculé brutalement, du jour au lendemain, en devenant « apatride », c'est-à-dire arraché à ma patrie, éloigné de ma famille et de la ville à laquelle mes souvenirs d'enfance et de jeunesse sont attachés… Éloigné de là-bas où j'ai encore de la famille et des amis.
Depuis la Nakba, il y a 75 ans, nous n'avons réussi à savoir ce qui s'est passé en 1948 qu’à travers les témoignages bruts de nos anciens, des générations qui vont bientôt disparaître. Grâce à eux, nous connaissons leur vie quotidienne, ils nous ont raconté les expulsions, comment elles ont été conduites et leur récit des massacres commis à cette époque. Mais leurs témoignages étaient flous et nous ont laissé une porte ouverte, une impression d'un film sans ordre ni fin, pour que nous construisions toutes les scènes et les séquences de leurs histoires.
À chaque fois que j'ai filmé une personne âgée pour documenter son histoire avec la Nakba, j'ai dû solliciter mon imagination pour reconstituer mentalement sa réalité afin de mieux comprendre et bien décrire l'histoire. Mais, à chaque fois, j'échouais.
Aujourd'hui, après les 120 jours que j'ai vécus à Gaza sous les bombardements et après 208 jours d’horreurs imposées à 2 millions et demi de civils, j'arrive enfin à comprendre ce qui s'est passé avec nos vieux. Ce qu'ils nous ont raconté et décrit au fil de ces derniers 75 ans ; j'arrive finalement à l’imaginer – d’autant que notre génération vit peut-être en ce moment une situation beaucoup plus dure et plus déchirante que celle que nos anciens ont connus !
J'ai découvert, fait l’expérience de ce que veut dire quitter sa maison, ce qu'implique d’être sans-abri, ce qu'est avoir faim, essayer de dormir sans manger, ce que signifie d’être impuissant avec ses enfants, incapable d’expliquer à ma fille la raison de cette explosion de violence !
Maintenant que j'ai réalisé ce que représentaient huit mois de bombardements quotidiens, et à quel point notre vie est précieuse : fuir tout risque de mourir et de laisser mes filles orphelines. J'ai eu la chance inouïe d’échapper à la mort par miracle, de me retrouver survivant parmi une dizaine de morts lors du bombardement d'une maison, combien j’étais chanceux au milieu de toutes ces victimes, tous des amis et des proches… Quel sens donner à notre vie ?
Cette guerre n'était pas mon choix, ni celui de tous les Palestiniens. Je n’ai pas non plus choisi de quitter Gaza. Que faire quand on se retrouve brutalement au milieu d’une violence extrême ? Comment survivre encerclé par la guerre ? Rester à Gaza en prenant des mesures de sécurité illusoires ? Écouter les consignes d'une armée qui nous considère comme des animaux et dont les soldats ont un permis de tuer comme s'il s'agissait de la saison de chasse ? Partir et laisser derrière moi toute la beauté et les défauts qui font Gaza ? Être finalement forcé à l’exil et connaître la douleur de la diaspora, abandonnant proches et amis dans une patrie meurtrie.
Autrefois, j'étais peut-être plus motivé pour rester en France. Je me souviens bien comment je vivais stressé quand j'étais étudiant en Corse, de mes insomnies, nuit après nuit, comment mon corps était présent alors que mon cœur et ma tête étaient restés à Gaza. C'était pour moi une période exceptionnelle et j'aurais pu choisir de rester vivre en France. Mais je ne l'ai pas voulu car mon objectif était de me servir de mon diplôme pour faire des films sur Gaza, je voulais être avec ma famille et dans le pays qui m'a tout donné. Mon retour n’a pas été facile car, expatrié, j’ai vécu deux chocs : à mon arrivée à l'étranger et au retour dans mon pays. Mais je n’ai pas à me plaindre, j'ai réussi sur tous les niveaux. Je suis devenu un réalisateur de référence, journaliste, enseignant, mari et père de famille dans un pays qui n'a jamais été stable.
De force, j'ai quitté Gaza comme un arbre arraché à sa terre, comme mes ancêtres il y a 75 ans. Vais-je planter mes racines dans une nouvelle terre ? Je suis retourné dans cette société où je rêvais par le passé de devenir citoyen. Je suis revenu ici pour assurer une vie digne et belle pour ma femme et mes trois filles, qui ont été arrachées de Gaza sans transition (et vivent toujours dans son passé). J'ai fait le choix de quitter Gaza, de venir en France et de demander sa protection, pour me remettre et bâtir une nouvelle vie. Mais est-ce possible pour une personne de se reconstruire en devenant apatride ?
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