Khalil Rabah : L'art comme institutionnalisme radical

Chiara de Cesari

Texte original en anglais - Traduction française par O. Houij

Khalil Rabah a présenté Olive Gathering, une adaptation tunisienne de son œuvre Le Musée palestinien de l'histoire naturelle et de l'humanité, à Dream City 2023. Cet essai a été publié pour la première fois dans Khalil Rabah : Falling Forward / Works (1995-2025) par la Sharjah Art Foundation et Hatje Cantz en 2023. Cet extrait du texte est reproduit avec l'autorisation de l'éditeur et de l'auteure. 



 « À propos du Musée palestinien d'histoire naturelle et de l'humanité » , extrait de « Olive Gathering » de Khalil Rabah à Dream City 2023. © Malek Abderrahman.


La relation disjointe et disloquée entre la réalité et l'image m'a toujours semblé être une qualité cruciale et productive du Musée palestinien d'histoire naturelle et de l'humanité ( PMNHH) (2003-en cours) et de la Biennale Riwaq (2005-en cours), deux œuvres clés, ou plutôt projets, de Khalil Rabah. Dans ce qui suit, je soutiendrai que ces deux œuvres déconstruisent la dichotomie entre le réel et l'imaginaire afin d'exploiter ce dernier pour transformer le premier. Elles s'engagent dans le réel, en mettant en avant les questions d'institutions et de création d'institutions dans des conditions de colonialisme, d'oppression et d'apatridie. Toutes deux fonctionnent comme des institutions culturelles : un musée national, dans le cas du PMNHH, et, dans le cas de la biennale Riwaq, une biennale et des archives nationales. Expérimentant un ensemble de tactiques, l'artiste applique le mimétisme, la moquerie, le déplacement, l'itération, l'anticipation, l'incomplétude aux formats institutionnels traditionnels, où une logique d'itération subversive et de temporalité anticipative permet à l'œuvre d'art de devenir réelle ou partiellement réelle. 

La pratique artistique de Rabah se situe sans doute à l'avant-garde d'un mouvement culturel palestinien profondément préoccupé par la question de l'institution : quelles institutions viables et émancipatrices devraient être construites pour la Palestine ? Elle interroge également l'échec global du soi-disant « processus de paix » d'Oslo à résoudre la question palestinienne. Plus précisément, elle s'intéresse à l'échec de la construction d'un État par l'Autorité palestinienne (AP), elle-même produit du processus d'Oslo. L'artiste, en tant qu'archiviste1 devient ici l'insti-tuteur/l'agence d'institution, mobilisant l'art comme plateforme pour réfléchir et expérimenter avec les institutions après l'échec de la politique. En appliquant un ensemble de tactiques — mimétisme, moquerie, déplacement, itération, anticipation et incomplétude — aux formats institutionnels traditionnels, une logique d'itération subversive et de temporalité anticipative permet à l'œuvre d'art de devenir réelle ou partiellement réelle. 


 « Olive Gatheringde Khalil Rabah à Dream City 2023. © Malek Abderahmen.

 

Le Musée palestinien de l'histoire naturelle et de l'humanité (PMNHH)  cette œuvre d'art et institution en perpétuelle évolution depuis vingt-cinq ans, peut être considérée comme le tout premier musée palestinien de l’ère post-Oslo. Son essence, à la fois réelle et imaginaire, se manifeste à travers les objets et techniques qu’il abrite, ainsi que les nombreuses itérations et instanciations du projet. Ces dernières, par leurs effets cumulatifs, ont transformé le PMNHN en un assemblage plastique en expansion. Cet assemblage réunit de manière récurrente des personnes et de choses, de corps et d'institutions : les publics, les producteurs des expositions, les galeristes, ainsi que les galeries, espaces, musées et biennales qui accueillent le PMNHH. Les configurations matérielles et les multiples dispositifs et technologies, qui ont rendu le projet possible au fil des ans, contribuent également à sa réalité tangible. 

Les collections du musée incluent des « artefacts naturels » : par exemple, le département de géologie et de paléontologie présente des fossiles et des météorites en bois d'olivier, un symbole clé de la Palestine et du nationalisme palestinien. On y trouve aussi toutes sortes de matières en transformation, y compris des copies de copies d'icônes, comme le  Jamal Al Mahamel de Sliman Mansour datant de 1973. Cette œuvre demeure centrale dans l’histoire de l'art palestinien que Rabah reproduit à travers une peinture d'une photographie de la peinture originale et une sculpture hyperréaliste, elle-même copiée d'une reproduction. 


« Olive Gathering » de Khalil Rabah à Dream City 2023. © Malek Abderahmen.

 

La pratique récursive du projet, constituant à rejouer et à remettre en scène le musée, a conféré à cet assemblage une stabilité institutionnelle discrète et une apparence d'unité. La réalité de ce « musée » est un effet : dispersée à travers diverses itérations, elle se déploie par ces nombreuses performances successives. Le fait que ce musée possède des vitrines de différentes sortes et, parfois, un bâtiment propre — même s'il se trouve dans des lieux variés (souvent hors de Palestine) — et qu'il publie régulièrement des bulletins d'information, en fait à la fois un véritable musée et une critique acerbe de ses réalités matérielles. Le PMNHH se moque de la forme traditionnelle du soi-disant « musée universel », cette vaste collection allant de l'histoire naturelle à l'archéologie en passant par l'ethnographie, qui constituait le cœur des premiers musées nationaux dans les centres métropolitains européens du XIXe siècle, souvent bâtis sur le pillage colonial. 

La deuxième grande itération du PMNHH — son tout premier bâtiment indépendant — a été installée en 2006 à l'ombre du nouveau musée de l'Acropole d'Athènes, auquel il ressemblait par sa forme bien que miniaturisée. Il a ainsi absorbé la légitimité, pour ainsi dire, de cette icône polysémique, symbole clé du patrimoine européen et d'une récente vague de musées monumentaux de marque nationale réalisés par des « starchitectes » et proliférant à travers le monde. Le musée de l'Acropole est également un symbole essentiel des revendications de restitution du patrimoine culturel volé (les marbres du Parthénon) par les nations (post)coloniales ou cryptocoloniales dans le cas de la Grèce². Il ne fait aucun doute que l'emplacement spécifique de cette instanciation du PMNHH évoque la perte et la spoliation qui sont au cœur du patrimoine culturel (post)colonial et de la construction de l'État-nation. Cependant, ce projet n'est pas simplement une entreprise de représentation critique — de mimèsis — mais aussi de poïésis, dans le sens grec ancien de créer et de faire3. Si la parodie déconstruit la forme muséale, elle en propose et en promet une, offrant ainsi le prototype d'un musée palestinien à venir. Mais si l'itération produit un semblant d'infrastructure durable, les itérations inversées du PMNHH déstabilisent et sabotent également la forme muséale standard. 


Olive Gathering de Khalil Rabah à Dream City 2023. © Malek Abderrahman.

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C'est sans doute l'astuce de la représentation anticipée qui produit la « réalité » ou le « devenir réel » de la PMNHH et de la Biennale Riwaq (RB). Ceci est similaire à ce que Donald Preziosi appelle le mythologique, cet « espace-temps étrange de la muséologie » : les musées fabriquent la croyance en l'existence préalable et l'agence indépendante de ce que leurs objets sont censés représenter, souvent l'esprit d'une nation. Le passé, le présent et l'avenir sont liés dans une « relation d'incomplétude et d'accomplissement », car le passé préfigure et nécessite le présent et l'avenir. Une exposition de la collection permanente du PMNHH, intitulée La Palestine avant la Palestine, a été présentée dans plusieurs itérations du musée. La préposition « avant » renvoie à l'espace-temps étrange de Preziosi, ou à ce que j'appellerais une « temporalité de la promesse » que Rabah amplifie et déforme à l'excès. La Palestine avant la Palestine nécessite ou précipite ce qu'elle représente, car elle annonce l'existence d'un musée avec une collection établie. Ce musée doit donc être « réel ». En donnant une forme (sous forme de semence) à une collection de musée, ou à une infrastructure de gestion culturelle, comme dans le cas de la RB, Rabah produit un sentiment de venue anticipée, d'accomplissement futur nécessaire, ainsi qu'une infrastructure. Le PMNHH et la RB jouent avec la notion de sens commun selon laquelle une représentation ne peut précéder son référent ; à travers ces projets, nous sommes amenés à croire, de manière tangible, que le référent est là, ou du moins sur le point d'arriver. Plus qu'une simple représentation critique du musée, des archives et de l'institution biennale, le PMNHH et la RB sont des institutions anticipatrices en mouvement. 




Références :

1. Foster, Hal. " An Archival Impulse ". Octobre Vol. 110 (2004) : 3-22.  

2, Herzfeld, Michael. « La présence absente : Discourses of Crypto-Colonialism ». The South Atlantic Quarterly 101/4 (2002) : 899-926.

3. De Cesari, Chiara. " Anticipatory Representation : Building the Palestinian Nation(-State) through Artistic Performance ". Studies in Ethnicity and Nationalism 12/1 (2012) : 82-100.   


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