Les futurs imaginaires du passé, ou comment circulent les utopies

Leyla Dakhli

[Texte original]

Ce texte est publié pour la première fois dans cette édition de la ZAT. L’installation de Leyla Dakhli, The Maps of Dignity, qui a fait l’objet de recherches approfondies, a été produite par L’Art Rue pour Dream City 2023. Elle a également participé en tant que panéliste à notre programme Between Land and Sea.



Quelques membres du Comité des étudiants de Zaytouni avec leurs collègues enseignants


C’est une photo en noir et blanc, plutôt mal cadrée et un peu bancale, où un groupe d’étudiants posent avec une banderole à la main. Sur la photo, on a marqué deux personnages de deux flèches. 

La photo est collée dans le carnet qui constitue ce mémoire de fin d’année de l’École normale de l’année scolaire 1954 –1955, portant sur « L’éducation zeytounienne » (التعليم الزيتوني). L’étudiant, Abdennour Attiah, a écrit une brève légende, qui dit simplement « quelques membres de l’association La Voix de l’Étudiant zeytounien avec leurs frères écoliers ». En effet, la légende nous éclaire, on voit bien ici des enfants et de jeunes adultes. Certains parmi les enfants sont moins policés que le reste de la troupe et l’on devine leurs regards coquins et leurs sourires lorsqu’ils cherchent à être visibles derrière les amples silhouettes des héros du moment. 

Cette photo est donc à l’intérieur d’un document qui est à peine une archive, un mémoire (ou plutôt la deuxième partie d’un mémoire, comme l’indique le titre, mais la première partie n’est pas là) que l’on trouve, avec d’autres, dans la pièce du fond de l’émouvant petit musée tunisien de l’Éducation nationale, quelque part près de la Kasbah. Point n’est besoin ici d’en dire plus sur l’ensemble du carnet qui retrace l’histoire de la Zeytouna et documente ses méthodes d’enseignement ainsi que la notion de réformisme islamique. C’est son présent qui m’intéresse ici, le présent de Abdennour, qui saisit ici, par son texte comme par ses photos, un moment particulier. 

Dans ce qu’on sait déjà être les derniers moments de la Tunisie sous domination coloniale, un mouvement de protestation des étudiants de la traditionnelle école musulmane s’est engagé. Certains des étudiants mènent une grève de la faim pour obtenir le maintien de leur enseignement, menacé par des réformes visant à la  « modernisation » du cursus scolaire. 

Cette photo est l’une parmi tant d’autres de ces captures de temps, saisies dans des archives, qui ne contribuent pas seulement à éclairer un moment historique, mais des projections, ce que l’on pourrait appeler des rêves du passé. Elle sédimente et porte en elle la fierté et la grâce de ces jeunes combattants, vêtus de leurs djellabas et portant bien haut leur banderole, mais aussi la malice et la joie des plus jeunes de se voir associés à ce moment. La photo, qui à première vue ressemble à toute photo de groupe, à des centaines de photos de classes que l’on peut trouver dans ce même musée, diverge de ces autres assemblages ordonnés de pairs parce qu’elle porte cet espoir, énoncé par l’image et par le texte qui en est le cœur, inscrit sur la banderole. On y lit en effet « Si un jour le peuple veut vivre, le destin se doit de répondre », le célèbre vers d'Abu-l-Qasim Chebbi. Ce vers, devenu ici slogan, a été associé dans l’historiographie et la mémoire tunisienne, avec la République, sa modernité et ses canons, le combat pour l’émancipation nationale contre les colonisateurs. Chebbi incarne une mémoire triomphante attribuée à ceux-là mêmes qui, en combattant les Français, combattaient au nom de la modernité, leur reprenaient cette notion même pour construire un futur émancipé. 

Ce vers et Chebbi avec lui appartenait donc à ceux qui allaient par la suite démanteler l’enseignement zeytounien. On sembler distinguer toujours un clan des nationalistes traditionalistes (religieux, même réformistes) et un clan des modernistes (laïcs, dont la figure de référence était Atatürk), dont Chebbi traçait une partie de la frontière. Quelle ne fut donc pas ma surprise lorsque je découvris cette photo et la manière ingénue qu’avaient les étudiants de se réclamer de cet héritage – alors encore très proche. Chebbi a écrit ce poème, La Volonté de vivre, en 1933, quelques mois avant sa mort l’année suivante.  

Ce que je comprends avec cette trace, laissée dans le Mémoire de fin d’études, peut se déplier de multiples manières, et esquisser des liens au passé, au présent et au futur. J’y lis des rêves de changement et d’héroïsme, incarnés dans des corps et des visages. J’y lis la constitution d’un patrimoine commun de la lutte et l’appropriation des mots pour la dire, qui ne sont pas neutres parce qu’ils mettent en jeu le peuple et son destin, ainsi que, au centre la volonté. La fierté qui se lit dans les postures résonne avec cette volonté affirmée, et la conscience d’un destin qui s’accomplit. J’y lis enfin une flèche du temps qui vient nous rappeler un passé pas si lointain où ce vers de poésie a voyagé dans d’autres pays, s’est écrit sur d’autres banderoles, pancartes, murs, a été scandé et scandé à nouveau dans des territoires lointains, bien loin de la petite Tunisie de 1955 et des étudiants musulmans qui souhaitaient maintenir, comme une part de la nation indépendante à venir, ce foyer de savoir, de disputes et de révolutions intellectuelles et sociales qu’était la Zeytouna. Car en réalité, c’est un sort bien injuste qui leur a été réservé à l’indépendance, eux qui avaient fini par constituer un patrimoine islamique national en symbiose avec les défis de l’émancipation nationale, même si en divergence avec la conception du modernisme incarnée par Habib Bourguiba. 

À partir de cette petite photo, du texte qui est en son centre, mais aussi du texte de l’étudiant Abdennour Attia, on peut tracer d’autres futurs qui, d’emblée, ont la vertu d’ouvrir les interprétations fermées depuis parce ce qu’on sait du temps qui a suivi, ou par des récits historiques, des histoires officielles, qui ont œuvré à les fermer. L’archive, ici l’image, nous aide à ouvrir les portes de l’ijtihad une nouvelle fois, sous la forme de ces regards tendus vers l’objectif, sous la forme de ces jeunes gens qui nous regardent. On est là au cœur de la temporalité avec laquelle l’historien·ne travaille au jour le jour. 


Des futurs inaccomplis 


Ainsi, lorsqu’il s’agit d’imaginer les futurs d’un passé, l’historien face à l’archive se retrouve en terrain familier, comme à la maison. C’est son travail, pour pouvoir écrire le passé, de tracer ses futurs inaccomplis. En d’autres termes, cette activité, prise comme un exercice quotidien, est une manière de rejouer et de repenser la dialectique historique, une tension permanente entre un « horizon d'attente » projeté vers l'avenir et un « champ d'expérimentation » ancré dans le passé, comme l’expriment les réflexions désormais classiques de Reinhart Koselleck¹. Pourtant, par-delà la routine du métier, cette réflexion sur la construction passée d’utopies ou de projections de futurs prend un sens particulier dans notre présent. Nous habitons l’un de ces moments où, comme l'écrit Enzo Traverso², un présent ouvert ferme un passé, dont on cherche l'équilibre et dont on cherche à délivrer la mémoire. Mais il s’agit là d’une mémoire qui conserve son épaisseur, ses énigmes, son héritage et ses défaites, ses espoirs non réalisés, comme le montre magnifiquement bien Daniel Bensaïd dans son ouvrage sur Walter Benjamin³. 

C'est l'écho le plus benjaminien de notre présent pris dans les fils de la contre-révolution, mais aussi de la disparition ou de la prolifération. Les luttes s'appuient sur la mémoire de celles qui les ont précédées. Ceux qui ont soulevé le monde, et ici le monde arabe en particulier, même juste un tout petit peu, en portant bien haut une banderole sur une place publique ou en résistant discrètement à leur poste de travail, ont porté en eux les échos des luttes précédentes, ceux qui viendront doivent trouver la matière à combattre dans le présent. Le temps présent, jetztzeit dans la simple locution allemande, est un noyau dans lequel le passé est retrouvé et actualisé. 

Comment ne pas faire le lien entre ces réflexions sur l’actualité de l’histoire et ce qui se déroule dans l’espace des révolutions arabes, presque 10 ans après les soulèvements de 2010 –2011 ? Comment ne pas voir dans la prolifération d’initiatives d’archivage, de projets de restitution, de conservation, d’élaborations de formes nouvelles, artistiques, scientifiques, quotidiennes, l’une des manifestations d’une volonté d’actualiser le passé. À parcourir toutes œuvres, on se demande : allons-nous réussir, avec tous ces films, avec tous ces textes, avec toutes ces voix, à « avoir raison », à montrer à quel point la voie de l’émancipation, la quête de dignité était la voie juste. Ces traces sont-elles là pour  « prouver aux autres qu'ils ont tort », résister au flot puissant de la construction du récit historique officiel, rétablir incessamment notre vérité ? Lorsque je pense la situation en ces termes, je nous imagine tous en train de retenir une digue face à un fleuve déchaîné, en une résistance désespérée durant laquelle nous lâchons les uns après les autres, notre digue s’effondre par morceaux. À la fin, il reste peut-être quelques bribes qui continuent à résister, mais la digue a de toute façon cédé, et nous sommes épuisés, si nous n’avons pas été engloutis. 

J’imagine alors que d’autres manières de résister sont possibles, en prenant soin de faire circuler, de laisser couler des bribes de notre passé révolutionnaire. Peut-être faut-il, face à la force du courant, se placer sur les bords, et laisser trainer les mains pour marquer les bords du chemin que l’on emprunte. Qu'est-ce qui fait que les espoirs et les rêves circulent ? Parfois, tout simplement, la force d'un langage artistique. Et en cela, oui, les artistes sont les archivistes de notre présent. Mais parfois aussi, une simple incitation à la lenteur. Je veux dire, vraiment regarder, vraiment lire, vraiment écouter, et pendant longtemps. Ce qui permet de retrouver son chemin, de donner des repères à ceux qui viennent, c'est cette lenteur, une résistance à la vitesse qui permettrait d’apparaitre aux yeux de celles et ceux qui sont en quête d’un abri, d’un peu de repos. C’est ainsi que m’est apparue cette photo des jeunes étudiants tunisiens, comme une halte sur le chemin balisé d’une « histoire en train de se faire » avec tambours et trompettes. Cette petite lutte d’étudiants, presque oubliée et dissonante par rapport aux récits communs, est la trace de ces circulations à bas bruit. 


Faire du travail sur l’archive un pas vers l’utopie 


La question de l'archive est toujours une question d'utopie. Aujourd'hui, on parle beaucoup ici et là d'archivage, d'archivage, d'archivage. On dit que les œuvres d'art sont des archives du présent, que les sons et les voix d'ailleurs, dans notre monde de Big Data, sont le côté sombre ou lumineux du meilleur des mondes. 

Comment pourrait-on se saisir du travail de l’archive du côté de l’émancipation ? Le risque du geste de l’archive d’un point de vue militant est celui de la mélancolie. Les traces que l’on conserve servent alors à se souvenirs de jours plus glorieux, ou plus heureux. Elles participent à la fabrication des héros, à l’élaboration de récits qui sont des refuges, des barricades de la Commune à la lutte de Jeronimo, de la Bataille d’Alger à la chute de Moubarak, de Ben Ali ou de Kadhafi. Le goût de ces épisodes se transmet par les traces et les récits, mais il exige de nous d’identifier celles et ceux pour qui nous souhaitons édifier des statues clandestines, celles et ceux que nous voulons fixer aux murs des villes sous forme de pochoirs déchaînés. Devons-nous maintenant rassembler les archives de ce passé pour les enfermer, nous asseoir pour ouvrir ces tiroirs et essayer de comprendre ? 

Il y a plusieurs façons de faire fructifier les paroles de révolte et les traces de révolution. Leur faire dire quelque chose n'est acceptable que pour les fabulistes, les artistes et les conteurs. Nous pouvons les utiliser pour dire autre chose, discrètement et lentement. 

La science et la connaissance du monde se font dans un lieu social protégé, au sein d'une élite, mais c'est aussi par l'entrée fracassante que se construit la vraie connaissance, et non les polémiques de clochers, la connaissance qui bouleverse et change le monde. En tant que maître de l'ignorance, à la manière de Jacques Rancière face à ce qu’il appelle les « archives du rêve ouvrier », tenons-nous devant ces archives et faisons en sorte qu'elles nous aident à réinventer l'histoire. 

L’entreprise est alors à notre mesure, dans notre capacité, à nous autres chercheuses et chercheurs, petit·e·s intellectuel·le·s besogneux·ses. Nous y trouvons une fonction. Nous devenons collecteurs et « producteurs ». Nous ne nous tenons pas seulement en face des archives de l'État qui un jour nous livreront leurs dossiers de police et leurs rapports, leurs fiches et leurs consignations. Celles-ci sont un trésor de guerre enviable lorsque le pouvoir est renverse, mais elles ne font pas trace des espoirs et des élans des révolutionnaires, ou alors à la marge, against the grain, bien entendu.  

La police est un agent méticuleux de l'État, pour la surveillance de ceux qui le menacent. Ils identifient, ils suivent, ils reconnaissent et ils appréhendent. Mais si nous voulons saisir les actrices et acteurs de l’histoire ailleurs que dans ce face-à-face avec l'État, nous n'avons pas d'autre choix que de regarder les papiers qui traînent. Les vieux tracts, les chansons qui circulent, les costumes et les photos... 

Le mémoire de fin d’études de l’élève Attiah est l’un de ces papiers qui traînent, avec quelques photos à l'intérieur. 

Face à une archive, que pouvons-nous faire d'autre que la lire, la regarder, lui poser des questions qui viennent de notre imagination ? Regardons ces jeunes. Quelles questions leur poserai-je, que me rappellent-ils ? Que puis-je imaginer de ce qu'ils y trouvent, de ce qu'ils font quand cette photo est prise ? Et d'ailleurs, qui la prend ? 

Est-ce l'élève lui-même qui leur demande de poser ? ou a-t-il trouvé ces photos quelque part dans sa maison ? Est-il lui-même lié à ce mouvement ? Regardons leurs visages, leurs âges, leur façon de se tenir. Quel est le langage de cette révolte-là ? Voyons comment ils décident de mettre en jeu leur corps, d’une façon discrète et violente à la fois. La grève de la faim qui est en cours – et qui est photographiée plus loin – est également un écho de luttes futures, celles qui se mènent par le corps nu. 


Faire un commun révolutionnaire 


Dans cette action d’il y a plus de 6 décennies saisie par la photographie, le corps collectif est au centre, il est affirmé avec fierté. Dans notre passé plus récent, de nombreuses archives gardent la trace de ce que la révolution fait avant toute chose : elle tisse des liens, elle permet, parce qu’elle se met hors du cours normal des choses, de tisser des liens inattendus des liens miraculeux et éphémères. La mémoire des luttes qui est contenue dans l’archive militante n’est pas une opération de justice à rendre, une fois les comptes rendus faits. Elle est une opération de subversion parce qu’elle nous rappelle que la révolte s’inscrit dans des gestes et que ces gestes sont réplicables. Elle nous rappelle que le fait même de poursuivre cette quête de rencontres inattendues, la fabrication d’un collectif nouveau, est révolutionnaire.  


Sur la crête de la mélancolie 


Benjamin avait fait des idées d'émancipation et de révolution un acte de foi face à un monde de violence, d'aliénation et de haine. Cet acte du temps, ce messianisme révolutionnaire ne nous est plus familier. Il s’est échoué sur trop de drames du XXe siècle. L'imagination, qui nous rassemble, n'a pas, à mon sens, vocation à devenir prophétique ; elle a vocation à ouvrir des possibilités. Pas sous la forme d'un dessin, sur une page blanche. L'imagination n'est pas quelque chose qui nous est projeté ou qui se projette sur nous, c'est une empathie longue et profonde, qui se laisse résonner. Au centre de cette quête qui est la mienne, il n'y a pas de vérité, il n'y a probablement plus d'humanité, ni même le monde. Il y a, comme horizon et comme méthode, l’attention à ce qui nous lie, ce qui nous aide à nous préserver. 

Depuis 1989, on nous a dit de mille façons que la dialectique historique née avec la Révolution française s'est brisée. Daniel Bensaïd écrit quant à lui : « L'alliance entre l'héritage utopique et le projet révolutionnaire est aujourd'hui rompue ». Peut-être que ce que nous enseignent les révolutions arabes, c’est que l’héritage utopique peut se construire ailleurs que dans les livres ou les manifestes, qu’il peut s’inscrire dans les corps et dans ce qui s’imprime en eux. Les multiples futurs imaginaires du futur se sont dès lors inscrits dans nos corps, et il s’agit pour nous d’apprendre à les déchiffrer et de leur restituer leur force révolutionnaire. Car ce que portent les jeunes gens de la photo, vu depuis notre présent, ce n’est pas seulement leur défaite à venir face à la modernité triomphante, ce sont les échos de luttes à venir qui porteront comme malgré elles les traces de ces archaïques-là et de leur jeunesse tout entière dressée pour survivre. 






¹Reinhart Koselleck, Vergangene Zukunft: Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft, 1988.

²Enzo Traverso, La Mélancolie de gauche. La force d'une tradition cachée, XIXe - XXIe siècle, La Découverte, 2016. Traduction anglaise : Left-wing Melancholia. Marxism, History, and Memory, New York, Columbia University Press, series: « New Directions in Critical Theory », 2016.

³Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique, Paris, Plon, 1990.

Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981.


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