Un dialogue avec Sebkhet Sejoumi par Natural Contract Lab

Maria Lucia Cruz Correia & Margarida Mendes

Texte Original en anglais – Traduction française par O. Houij

Nous avons commissionné ce texte pour cette édition de la ZAT afin de décrire le cadre méthodologique de la pratique artistique du collectif Natural Contract Lab. Leur œuvre Un pacte avec les eaux - La mise en commun avec Séjoumi a été une des nouvelles créations de Dream City 2023. 



"Mise en commun avec Sejoumi" de Natural Contract Lab, Dream City 2023, photo par Pol Guillard
Deuil collectif : la politique du sentiment

Avez-vous déjà ressenti de la tristesse face à la disparition d'un paysage qui vous est cher ? 

Un lac asséché ou de plus en plus pollué, une forêt incendiée qui ne seront plus jamais les mêmes. La première fois que nous sommes passés devant Sebkhet Séjoumi, un lac salé de Tunis, nous avons partagé un profond sentiment de perte, de réminiscence et de nostalgie de ce qui fut. 

À travers la pratique du Natural Contract Lab (NCL), nous cherchons à activer des processus artistiques permettant de faire le deuil de la perte environnementale tout en catalysant le refus ou le déni du chagrin écologique à travers la reconnaissance de la perte personnelle et collective. Stewart Brand dit « Ne pleurez pas, organisez », une déclaration de refus qui prolonge la suppression du deuil environnemental en tant qu'état émotionnel largement inexprimé et non reconnu. Au NCL, nous constatons souvent qu'il n'y a pas assez d'espace public pour organiser des processus de deuil environnemental, en partie parce que cela n'est pas considéré comme une urgence dans les agendas politiques. Lorsque nous travaillons sur un site et le préparons à accueillir un cercle de deuil collectif, nous ouvrons un espace qui permet à ceux qui vivent dans cet environnement de recadrer leurs souvenirs de la perte, transformant notre relation en une préoccupation commune. L'acte de mémoire devient un acte politique, tout comme la liberté d'exprimer ce qui a été perdu. Il est important de se sentir en sécurité dans ces moments de partage collectif et de se soutenir mutuellement pour régénérer nos batailles militantes pour la protection des eaux sacrées. 

« Hmm, c'était notre terrain de football chéri — l'endroit où nous prenions le ballon et où nous faisions un sprint vers le lac Séjoumi. Ces journées d'été étaient magiques ; le terrain était accueillant et nous ne craignions pas de trébucher. Nous faisions confiance au sol sous nos pieds ; il était juste à côté de notre quartier, juste derrière nous. Nous jetions nos t-shirts et nous nous lancions dans le jeu. Aujourd'hui, alors que j'ai grandi, je passe en voiture et je vois ce qui était autrefois une terre ouverte. Le lac semble lointain, séparé par des barrières et de la terre. Même dans la chaleur de l'été, l'eau autrefois sèche est un rappel poignant du changement ».

 Nabil Aissaoui

À Sebkhet Séjoumi, le Natural Contract Lab (NCL)  s'engage dans une co-création continue et des interventions artistiques visant à favoriser un dialogue actif et soutenu avec les corps d'eau  subissant de profonds changements écologiques. La pratique a été présentée au Dream City Festival de 2023 lors de la résidence artistique du NCL à Tunis, avec la participation de l'artiste fondatrice du NCL Maria Lucia Cruz Correia, la guide sonore et chercheuse Margarita Mendez, et de la juriste spécialisée en droit de la nature Marine Calmet, plusieurs cercles de deuil ont été facilités à Sebkhet Sejoumi. Ces cercles impliquant des groupes d'adolescents, d'activistes, de gardiens de Séjoumi et de femmes potières, avec pour objectif de susciter des questions réfléchies tout en faisant appel aux souvenirs sensoriels et aux histoires personnelles. Cette approche a permis aux participants de réimaginer et d'envisager des interventions possibles de soins réciproques envers le lac.

Résilience, soins et émergence de nouveaux souvenirs

Le paysage de Sebkhet Séjoumi a radicalement changé au cours des dernières décennies. Autrefois caractérisé par de vastes champs agricoles et des zones urbaines, il est aujourd'hui confronté aux défis de l'expansion urbaine et des remblais, entraînant le rétrécissement de ses plans d'eau. De plus, la zone humide est fortement polluée par les eaux de ruissellement et les eaux usées domestiques et industrielles provenant d'un bassin versant affecté par l'urbanisation et l'implantation désordonnée d'industries polluantes. 

Lorsque nous marchons dans le lac Séjoumi, nous pénétrons dans le champ de salicornes et reconnaissons sa présence en tant qu'être succulent qui réduit la pollution et augmente le débit d'eau. Nous écoutons les voix des gardiens de Séjoumi qui, à l'instar des plantes résistantes, font face aux changements climatiques et aux conditions politiques difficiles, tout en restant unis et en rêvant d'un avenir possible pour Séjoumi. La disparition des habitats est souvent considérée comme un dommage irréparable, pour lequel personne n'est tenu responsable. En tissant des liens avec les principes de la justice réparatrice, nous cherchons à établir un nouveau mode de vie commun qui reconnaisse l'eau comme un élément essentiel de nos vies. Nous aspirons à réconcilier les victimes et les auteurs, mais dans le cas d'un écocide, avec le NCL, nous tentons humblement de reconnaître que nous sommes empêtrés dans des relations complexes qui font de nous à la fois des auteurs et des victimes. Ce n'est que lorsque nous réconcilierons notre relation avec le caractère sacré des eaux qui nous entourent que nous pourrons réconcilier nos relations avec le vivant. 

Dans le cadre de notre processus, nous activons des exercices sensoriels pour sensibiliser, créer des rassemblements spécifiques au contexte et des cercles de deuil de l'eau où nous ouvrons un espace pour partager des histoires, des souvenirs de l'eau et des récits personnels de solidarité envers d'autres masses d'eau perdues. Nous partageons également des lettres d'amour à l'eau, des idées de super-héros Séjoumi et des outils qui projettent  de nouvelles formes de gouvernance et de soins pour devenir les futurs gardiens de Séjoumi. Ces échanges créatifs permettent de vivre dans un monde contesté, en cherchant refuge dans l'imagination, et le pouvoir chatoyant de cette démarche collective permet l'émergence de nouvelles mémoires ensemble.

L'éco-scénographie comme rituel pour Sebkhet Séjoumi 

En marchant et en contemplant Sebkhet Séjoumi, on peut entendre les déchets voler avec le vent et nicher dans les arbres, tout en observant les flamants roses se nourrir de poissons contaminés par des microplastiques. Inspirée par la complexité des relations écologiques, l'éco-scénographie s'intéresse aux interrelations entre l'eau, les humains et les autres, mais aussi à la lumière, aux sons, à la boue et à la matérialité des écosystèmes. Concevoir les zones humides comme des espaces d'intervention signifie intégrer la conscience que les choix artistiques concernant la dramaturgie, l'écriture de scénarios, les rituels et les rassemblements sont intrinsèquement liés aux personnes et à l'écosystème environnant. 

Nous avons intégré les principes de l'écologie pour créer des actions d'upcycling, de circularité et de restauration avec Séjoumi, en reconnaissant que la matérialité et les environnements sont interdépendants. Pour l'édition 2023 du Festival Dream City, nous avons collaboré avec Aziz Romdhani et Nabil Aissaoui, ainsi qu'avec d'autres membres de la communauté, pour concevoir une éco-scénographie pour  la Performance Agora, impliquant une réévaluation des techniques de construction traditionnelles. Cela a conduit à l'adoption d'une méthode de construction en briques, réalisée en comprimant de la boue de la région pour créer des briques de terre. 

Ces briques ont été utilisées lors de la performance de trois jours et transportées vers différents sites autour du lac, dans une approche circulaire, soutenant ainsi l'utilisation d'une éco-scénographie qui active des éléments spatiaux se dissolvant avec le temps pour être réintégrés dans le paysage. Nous avons choisi de laisser de petites traces de nos rassemblements, plutôt que des déchets, car nous souhaitions engager un dialogue avec notre environnement et faire germer de nouvelles relations et connexions avec l'écosystème du Sejoumi et ses habitants.

Le premier lieu de performance était la forêt d'Ibn Sina, où nous avons créé un espace d'écoute, de mobilisation et de rêve avec les voix des habitants et des gardiens de Séjoumi. Après l'événement, nous avons laissé dans la forêt un cercle de bancs en terre, comme un souvenir de l'événement. Ces bancs peuvent toujours être utilisés par les visiteurs du lac qui souhaitent se reposer et se rassembler, et ont été réutilisés plusieurs fois au cours des mois suivants.

Au deuxième endroit de la performance, nous avons transporté sept de ces briques jusqu'à une oliveraie au bord du lac qui est un exemple de résistance des agriculteurs aux politiques gouvernementales locales. Là, nous avons tenu des conversations sur le deuil et des activités de soin collectif avec un petit groupe d'activistes locaux. Entourer  cet espace avec des briques pour maintenir le cercle énergétique de guérison est devenu un geste de solidarité tout en créant une alliance de soins rhizomatiques. 

Le troisième jour de la performance, nous nous sommes rendus dans les marais où les flamants roses se baignent, à côté de l'observatoire de l'association Les Amis des Oiseaux . À la maison des flamants roses, nous avons invité  l'Alliance¹ à se joindre à nous pour commémorer les écosystèmes en mutation. Ils ont marché en procession avec toutes les briques de terre, exprimant l'intention de reconstruire l'observatoire local d'oiseaux détruit en 2023. Ce soir-là, nous avons réalisé un rituel de célébration de la construction collective, exprimant nos souhaits pour la protection et la restauration de Séjoumi au cours d'une soirée accompagnée de nourriture et de chants de résilience. 

Quelles pratiques collectives devons-nous concevoir afin de favoriser des relations de soin réciproque envers les corps d'eau ?

Depuis quatre ans, le Laboratoire du Contrat Naturel chemine avec, flotte avec, et devient les eaux avec lesquelles nous collaborons. Ensemble, nous recherchons et apprenons des eaux et de leurs habitants, tissant notre pratique transdisciplinaire pour imaginer un dialogue actif et soutenu avec les corps d'eau en profonde transformation écologique. Nos interventions artistiques sont hybrides, se déployant de manière différente selon chaque corps d'eau, comme un dialogue et un geste de soin avec et à travers les communautés connectées. Pour imaginer de nouvelles formes de justice, nous avons co-créé un Protocole Artistique de Soin Réciproque qui combine des pratiques de justice restauratrice, des droits de la nature, le deuil environnemental, l'éco-scénographie et des partitions sensorielles. Le NCL est un collectif de soin qui invite d'autres à des moments de marche avec la rivière, des cercles de deuil de l'eau, des Agoras, des Écoles des Gardiens de la Rivière, et d'autres actions qui émergent en collaboration avec les poissons, les personnes, les plantes et de nombreux autres êtres d'eau.


1 L'Alliance avec laquelle nous collaborons comprend Cyrine Ghrissi, Imen Labidi (RET), Radhia Louhichi (RET), Nabila Khlifi (enseignante), Nabil Aissaoui, Claudia Feltrup-Azafzaf (AAO), Hichem Azafzaf (AAO), Dorsaf Yaakoubi, les femmes de Hay Hlel et un groupe de personnes du Festival Dream City.






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