De la souffrance des femmes et de la politique de la pitié

par Sana Ben Achour


Dans le cadre de son engagement citoyen et de sa volonté de faire converger Art et Pensée, L'Art Rue partage avec vous aujourd'hui ce texte de Sana Ben Achour, Professeure de droit public; une des fondatrices de l’Association Tunisienne des Femmes démocrates; féministe et militante des droits humains; fondatrice et présidente de l’association Beity pour les femmes sans domicile.


Cette déclaration est téléchargeable en français dans la rubrique 'Télécharger' de la page.




Introduction


Depuis le développement de la société de l’image, régulièrement et à l’occasion de la commémoration du 13 août, date anniversaire de la promulgation du Code du statut personnel, décrétée, en 1965, journée de la femme, est mis en scène le spectacle de la souffrance des femmes et de la « compassion » du chef. Les images de la Tunisie d’en bas, des « femmes du peuple laborieux », envahissent en la circonstance les écrans et remplissent d’une émotion expiatoire spectateurs et spectatrices du journal télévisé et internautes des réseaux sociaux. 


Comment comprendre ces images et appréhender ces séquences qui, à raison, donnent une visibilité à la « question sociale », en jetant la lumière sur l’exclusion et la marginalité, qui frappent les femmes issues des catégories pauvres et rurales ? Nul ne peut ignorer, en effet, la précarité des conditions de vie de ces « autres femmes », selon l’expression d’Alert International, restées en retrait des initiatives nationales et issues des «territoires de l’injustice », c’est-à-dire, des régions de l’intérieur et des régions frontalières, mais aussi, il faut le souligner, des quartiers et cités populaires des zones urbaines. 


En vérité, plusieurs éléments nous autorisent à considérer que ces séquences participent plus de la « politique de la pitié », dont parle Hannah Arendt, que d’une politique de justice sociale, comme le montre Luc Boltanski dans son ouvrage La Souffrance à distance. Cette politique de la pitié, qui a pour axe la distinction entre les personnes qui souffrent et celles qui ne souffrent pas, vise à orienter le regard (et non pas l’action, comme on le verra) vers le spectacle de la souffrance, c’est-à-dire vers l’observation « distante » et compassionnelle des malheureux « par ceux qui ne partagent pas leurs souffrances, qui n'en ont pas l'expérience directe » (I). Cette politique de la pitié à l’égard des femmes pauvres a pour conséquence la négation de toute politique de transformation des rapports inégaux de genre et la réification de la question de la citoyenneté à un simple « management » de la misère (II).



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