Médina en transition : Une immersion sonore et visuelle au pluriel
Par Hédi Khelil
La performance sonore intitulée Change∞ réalisée par Larie, dévoilée à l’issue de sa résidence avec L’Art Rue en novembre 2024, constitue l’aboutissement d’un processus structuré en trois phases distinctes : une analyse contextuelle du local hub, une visite d’étude (study visit), et enfin la résidence artistique. Le local hub a joué un rôle déterminant dans la contextualisation et l’intégration territoriale du projet, prenant pour cadre la Médina en tant qu’espace en transition. Ce hub, constitué en 2023 et réunissant des experts tunisiens issus de disciplines variées, a conduit à une analyse approfondie du territoire. Cette démarche a permis de concevoir un itinéraire exploratoire mêlant expérimentations spatiales, sonores, architecturales et olfactives, offrant une compréhension multidimensionnelle de la Médina. Les résultats de cette analyse ont permis l’élaboration d’une feuille de route méthodologique, servant de cadre opérationnel pour l’artiste. Ce document a orienté la préparation de la visite d’étude effectuée en juin 2024, en constituant une base stratégique et conceptuelle pour l’étape suivante de la résidence artistique.
Outre la présentation historique de la Médina et ses différentes potentialités sonores, le texte en question se veut être pratique. Il a été mis à la disposition de l’artiste en proposant un parcours immersif multisensoriel, invitant ainsi à explorer ses trois dimensions principales : le sacré (mosquées et zaouïas), le résidentiel (maisons traditionnelles, oukelas) et le commercial (souks et fondouks). Chacune révèle une ambiance spatiale et sonore spécifique, oscillant entre traditions vivantes et vestiges historiques. Ce parcours qui se revendique comme une exploration captivante dans le temps et les sens, invite à explorer ces ruelles historiques, mêlant patrimoine culturel, architectural et social. Il met en lumière la diversité des fonctions religieuses, sociales et commerciales de la Médina, tout en révélant des endroits authentiques où tradition et modernité se croisent harmonieusement.
Phase d’exploration sensorielle lors de sa visite d’étude
Originaire de la culture latine, Larie a abordé ses premières immersions dans la Médina avec une perception oscillant entre décalage culturel - notamment en ce qui concerne les codes de communication - et une certaine familiarité, marquée par des similitudes identifiées avec son pays d’origine, le Brésil. L’artiste a rapidement été interpellé par le contraste significatif entre les dynamiques diurnes et nocturnes de la Médina (mêlant un flux hétérogène de convivialité, bienveillance et calme). A cet effet, Larie tente de revivifier l'écho qui persiste de cette agitation sociale matinale.
Dans ses déambulations – exercice de recueil de sonorités par excellence - l’artiste se dit être particulièrement sensible aux sons et aux textures. L'expérience sensorielle se présente à iel comme un foisonnement intense de « couches » - pour reprendre son expression – composées d’odeurs, de couleurs et de bruitages sonores divers. C’est autour des gens, habitants de la Médina « ce qu’ils font, ce qu’ils veulent, au comment ils se ressentent »[1], conformément à l’expression de l’artiste, que les premières pulsions sonores commençaient à germer et à prendre forme.
La Médina apparaît pour l’artiste comme une arène où se confrontent une pluralité de perceptions; cet espace urbain n’est pas selon iel réductible aux boutiques et aux artisans, mais tire plutôt sa vitalité d’une intériorité bienveillante de ses habitants et qui régit le tout d’une manière sous jacente. En effet, l’artiste perçoit chez les habitants une résistance à tout changement provenant des stimulations extérieures (flux touristiques, la modernité et ses artifices, etc.). Cela fait l’objet du catalyseur émotif qui dictera selon l’orientation principale « changement » : l’ancrage à la fois intense et fragile des médinois dans leurs racines à l’épreuve d’un présent qui se veut de plus en plus globalisé. Les rencontres effectuées dans le cadre de la visite d’étude sont également déterminantes quant au développement de cette exploration sonore : malgré la divergence des champs disciplinaires propres aux spécialistes rencontrés (historiens, sociologues, etc.) l’objectif demeure selon iel moins de multiplier les perspectives que chercher d’éventuels points convergence.
Une résidence « hors les murs »
L’œuvre en cours d’élaboration s’ancre dans les explorations contrastées de la Médina, oscillant entre dynamiques diurnes et nocturnes. L’artiste s’est focalisé sur des espaces socialement animés, tout en initiant un dialogue intergénérationnel avec des habitantes de la Médina, dont les voix enregistrées reflètent des transformations du territoire à travers le temps. Les récits collectés de Rim Rouissi (50 ans), Moufida Bouslami (60 ans) et Asma Zarrouk (18 ans) mettent en exergue la coexistence de pratiques traditionnelles, comme la préparation culinaire ancestrale, et de changements socioculturels marqués. Ces entretiens s’entrelacent avec des expérimentations sonores, notamment des performances spontanées, telles que les chants populaires. L’œuvre intègre également une influence du Stambeli[2], enrichissant sa composition sonore d’une dimension culturelle et historique spécifique. Ce processus aboutit à une superposition harmonique de perspectives vocales et sonores, reflétant la diversité et la complexité de la Médina en tant que territoire en transition. La démarche adoptée par Larie nous situe dans un univers fortement similaire à celui de Janet Cardiff[3], connue pour ses installations et promenades sonores immersives. En effet, autant que Larie, Cardiff explore des enregistrements multi-sensoriels pour superposer des couches sonores et narratives dans des espaces spécifiques. Cette approche de fragmentation et de recomposition sonore puise dans la trilogie : mémoire, lieu et l'expérience collective. Toutefois, Larie s’en distingue par sa performance live qui vient accompagner la bande sonore.
Notes réflexives sur l’œuvre/performance sonore collective Change∞
La performance sonore présentée à la fin de la résidence a pris forme à partir d’une orchestration harmonieuse de multiples couches sonores et visuelles, dont l’artiste était le.la createur.ice, directeur.ice, production musicale et performeur.euse[4].
D’un point de vue sonore et visuel, l’œuvre admet une dimension narrative assez prononcée. Conformément au propos de Larie : « la narration de cette pièce était censée nous guider à travers une journée passée dans la Médina, du lever du soleil au crépuscule, en soulignant des aspects et des expériences spécifiques au cours de ce processus »[5]. En effet, l’artiste nous invite à vivre une journée à la Médina, où l’on rencontre plusieurs aspects (sociaux, commerciaux, religieux). La projection[6] met le focus ainsi sur des éléments qui sont significatifs, des facteurs de changement pour les habitants de la médina comme la présence excessive des chats dans certaines ruelles.
Par ailleurs, les images vacillent entre des éléments architecturaux, des scènes de la vie quotidienne et des formes géométriques abstraites[7], lesquelles sont parfois accompagnées par des bruitages sonores qui renvoient à l’ambiance urbaine et sociale captées de cette déambulation à la Médina. L’œuvre est ponctuée d’enregistrements/témoignages recueillis d’habitants de la médina, ainsi que d’un chant poétique fortement expressif intitulé “All our yesterdays”[8].
Aussi l’œuvre réalise-t-elle un jeu scénique improbable entre ce qui est enregistré en amont (la projection et bande sonore) et ce qui est présenté en live, à savoir la performance vocale effectuée par Nejia Omrani[9] autour d’un morceau de Fairouz, faisant ainsi écho à l'interview de Asma sur les ruines de la Médina avec celles de Jérusalem. Larie intervient également dans la performance en lisant un texte lyrique. D’un point de vue scénographique, l’œuvre a été présentée dans La Chapelle à Dar Bach Hamba, avec des tulles blancs suspendus verticalement tout le long de l’espace, et à travers lesquels la projection est fragmentée de bout en bout, attribuant ainsi à la projection une présence atmosphérique volatile.
Dimension symbolique
Il n’est pas anodin de percevoir dans les images projetées lors de la performance ainsi que les sonorités explorées une mise en exergue de figures emblématiques de toute expérience immersive à la Médina se voulant comme tel. Nous en citons par exemple les portes de la médina, l’appel à la prière, le bruitages des artisans à l’œuvre, etc. En revanche, d’après l’artiste, le son demeure l'élément principal de cette expérience, mais les deux (son et figure) ont été conçus pour offrir une expérience immersive qui présente les sujet d’une manière « à la fois ludique et réaliste » - pour reprendre ses propos servant d’éléments transitoires passant de l’intensité au calme, de l’agitation au repos, le visuel étant le socle iconographique sur lequel repose le récit.
Particularité de l’expérience tunisienne pour Larie
Larie reconnaît une spécificité qui distingue son expérience artistique telle vécue notamment dans le contexte tunisien en transition, à savoir la certitude de trouver un sens que nous donnons aux relations humaines, ce qui rend selon iel « les choses plus profondes qu'elles ne l'ont jamais été ». Techniquement parlant, l’œuvre faisant l’objet d’un travail collectif fructueux - en collaboration avec des personnalités locales – a fait l’objet d’une synergie iégalée, comparées à ses expérienes antérieures en la matière. Il en va ainsi de concevoir l’œuvre comme un vértiable « récit visuel et sonore » à plusieurs mains, où l’artiste s’affranchit de son rôle central pour agir comme l’acteur d’un humble témoignage des différentes sonorités recueuillies.
[1] Extrait de l’interview de l’artiste avec L’Art Rue lors de sa visite d’étude en juin 2024.
[2] Le stambeli est un rituel musico-thérapeutique tunisien, introduit par les communautés d'esclaves et de migrants venus d'Afrique subsaharienne. Il combine musique, danse et transe pour invoquer les esprits, apportant guérison psychique et spirituelle. Il est aujourd’hui menacé de disparition.
[3] Une œuvre emblématique est The Forty Part Motet (2001), où elle réinterprète une œuvre chorale de Thomas Tallis en disposant 40 haut-parleurs en cercle, chacun diffusant une voix individuelle.
[4] Tout le processus de création de l’œuvre ainsi que la résidence ont été accompagnés par Zeineb Cherif, projetant ains le regard exterieur de l’artiste.
[5] Propos recueillis d’un questionnaire en ligne échangé avec l’artiste. Le reste des citations découle de la même source.
[6] Zeineb Kaabi elle a été à la direction et à la création de la projection vidéo lors de la présentation finale.
[7] Les illustrations ajoutées à la création de la projection vidéo lors de la présentation finale ont été élaborées par Farouk K-Moon.
[8] Ecriture du poème “All our yestardays” par Shems Guellouz puis composition par l’autrice compositrice Raoudha Abdallah avec accompagnement au Oud et Asma Zarrouk à la voix. Des séances de répétition en studio ont été effectuées pour intégration dans l'œuvre finale.
[9] Enregistrement voix/interview et performance live