Fragments d’un monde inachevé : penser malgré l’apocalypse lente

Édito – Dream City 2025 




Nous entrons dans une époque où régimes d’enclosure, économies d’extraction et effacement des preuves reconfigurent droit et perception. Gaza en donne la mesure : elle n’est pas un « cas », mais le sismographe d’un effondrement moral global. Partir de Gaza, c’est refuser l’euphémisme, nommer avec précision — génocide, dépossession, siège — et demander aux formes de produire des preuves. De là se déploie l’architecture de Dream City 2025 : la preuve ; une polyphonie modale (maqâms) ; des écologies politiques ; la persistance comme pratique du temps. 


Dream City 2025 est un festival artistique et civique conçu par Jan Goossens en dialogue avec Selma et Sofiane Ouissi. Ancrée dans la médina et l’espace public, l’édition pose une question : comment tenir ensemble alors que progressent l’effacement des faits, la contraction des libertés et l’« apocalypse lente » qui travaille corps et imaginaires ? Dream City est un champ civique qui relie Tunis à d’autres points du monde en réunissant œuvres, lieux et publics, au cœur d’un programme de créations in situ à Tunis. 


Gaza, épicentre moral du monde 

Certaines villes condensent l’histoire jusqu’à devenir des sismographes. Gaza en est l’exemple : lieu habité et mémoire en flammes. Le siège s’inscrit dans une chronologie — Nakba 1948, occupation, blocus — où la destruction matérielle vise aussi la destruction morale : l’anéantissement de la capacité d’un peuple à se penser. Gaza met à l’épreuve nos institutions et révèle un « ordre fondé sur des règles » qui se dérobe dès qu’il contrarie des intérêts stratégiques. Euphémisation, hiérarchisation des vies : les symptômes sont connus. Nommer Gaza un génocide n’est pas polémique, c’est un devoir de précision. Nous nommons aussi : punition collective et effacement planifié. 


Tunis, ville de résonance 

À distance, Tunis résonne sur la même faille morale. Dream City y maintient la possibilité de dire ce qui ailleurs ne peut plus l’être. Tout cela dessine une architecture globale d’asphyxie. 


Centre de gravité moral : la Palestine 

La Palestine n’est pas un « thème » : elle est le centre de gravité moral de l’édition. Préouverture le 2 octobre avec Tarabdédié aux danseurs de Gaza tués en 2024 : la douleur s’y convertit en transe collective. En partenariat avec la Sharjah Art Foundation, des artistes produisent des contrecartographies — Jumana MannaSille StorihleSharif WakedRaeda SaadehBasma Al-Shaif — qui éclairent une contregéographie des fractures palestiniennes : mémoire active, traces restaurées, récits de pacification déjoués, résistance déplacée vers la persistance. 


La preuve 

Face à l’effacement, l’art devient enquête, archive et document. Dans ZifzafaLawrence Abu Hamdan établit, par enregistrements géolocalisés et analyse acoustique, que le bruit d’éoliennes sur le (occupé) Golan fabrique l’inhabitabilité : le son devient preuve matérielle d’une dépossession, l’« écologie » masquant une colonisation. Avec La vertigineuse histoire d’OrthosiaJoanna Hadjithomas & Khalil Joreige révèlent des strates d’effacement : ce qu’une époque préserve ou oublie dit le présent. Dans DignitéChokri Ben Chikha réactive l’archive des « zoos humains » en tribunal du présent. Resilience Overflow (Lara Tabet) et In Search for Justice Among the Rubble (Public Works Studio) — avec le Center for Human Rights & the Arts (Bard College) et Tania El Khoury — montrent que la violence vise aussi les preuves : effacer les archives, falsifier les traces, neutraliser la justice. 


La polyphonie 

Au cœur de l’édition, la polyphonie modale de Suni‘a BisihrikaCréé par ta magie, Premier Mouvement, Tunis (Dream Exhibition), imaginée par Tarek Abou El Fetouh. Inspirée des maqâms, l’expositionprocessus en cinq mouvements (Tunis, 2025–2027) sert de matrice. Les maqâms ne sont pas des partitions figées, mais des structures ouvertes : variation, modulation, improvisation. Adoptée comme méthode curatoriale, cette matrice affirme une politique du pluriel qui refuse la synthèse forcée : la polyphonie accueille les dissonances ; chaque voix garde son grain dans un accord instable, où le désaccord s’exerce comme compétence. La constellation d’artistes — Mona Hatoum, Walid RaadAla YounesJumana MannaNoor AbuarafehEtel AdnanAli Eyal, Ayman Zedani, … parmi d’autres — déplace les archives, recompose les récits et interroge les temporalités. 


Les écologies politiques 

Paysages, corps, gestes : archives de domination et de résistance. L’« écologie » porte une histoire de rapports de force ; l’environnement est archive et champ de bataille. Dans Magec / The DesertRadouan Mriziga oppose à la terra nullius un tissu de savoirs cosmologiques. Dans The Grounding PointSonia Kallel fait du textile des Mrazigues un territoire et une cartographie d’itinérances. Avec Laaroussa Fragment et Laaroussa QuartetSelma & Sofiane Ouissi transmettent les gestes des potières de Sejnane comme mémoire en acte. Dans _p/\rc__Éric Minh Cuong Castaing propose une écologie du soin partagé, où corps et soin sont pouvoir et survie. L’appropriation des ressources est une arme politique ; la contrecartographie rend visibles les conditions d’une vie commune. 


La persistance 

Face à l’« apocalypse lente », persister est une pratique du temps : ralentir, tenir, célébrer — reconstituer une communauté de souffle. Tarab répond par la transe. Sham3dan (nasa4nasa) et ASSWAT (Cyrinne Douss) font de la lenteur et de la voix des tactiques. Dressing Room (Bissane Al Sharif) déplace l’intime en scène de lutte. Every Brilliant Thing (Ahmed Al Attar & Nanda Mohammed) propose une joie lucide. Tolon Kè! (Serge-Aimé Coulibaly) inscrit l’endurance comme langage commun. Badke (remix) (Ata Khattab & Amir Sabra) dit « nous sommes là ». Blue Nile to the Galaxy Around Olodumare (Jeremy Nedd & Impilo Mapantsula) montre une poésie physique où la mémoire des luttes devient énergie d’avenir. 


Manifeste 

Ces axes structurent une mémoire en acte contre l’effacement. Créer aujourd’hui est risqué ; se taire l’est davantage. Le silence n’est pas neutralité : c’est complicité. Nous choisissons une autre écriture : faire de la ville un sismographe, de l’art un dispositif probatoire ; tisser les archives de Gaza et de Tunis, relier archives, pratiques et gestes de résistance. Rêver avec précision : des mots pour nommer, des gestes pour préserver, des formes pour ouvrir l’avenir. 


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